mercredi 17 mars 2010

Mais pourquoi a-t-on tourné le dos aux «jours heureux» ?

En ces temps de campagne électorale et de controverses politiques, de crise économique historique, c'est un livre à mettre entre toutes les mains. Celles de droite et de gauche. Car c'est un travail précieux qu'a réalisé un collectif d'auteurs, les journalistes Emmanuelle Heidsieck, Martine Orange, Jean-Luc Porquet, François Ruffin et l'historien Olivier Vallade, en publiant, sous le titre Les Jours heureux (La Découverte, mars 2010, 14 euros), le programme du Conseil national de la Résistance (CNR).

Mais c'est aussi un travail d'une brûlante actualité, puisque, par contraste, l'ouvrage (qui arrive jeudi dans les librairies) permet de mesurer à quel point la France a rompu avec ce qu'était l'ambition principale des mouvements de résistance: «l'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie». Rompu à cause des réformes entreprises par Nicolas Sarkozy, qui, depuis son accession à l'Elysée, accélère la démolition de ce programme du CNR. Rompu aussi à cause de la gauche qui a trop contribué à cette politique de destruction. Pour un camp comme pour l'autre, c'est donc un livre qui invite à une salutaire introspection: mais pourquoi donc, et au profit de qui, a-t-on renoncé aux «jours heureux» – en clair au pacte social issu de l'après-guerre?

Ce livre a une histoire. Car ce n'est pas la première fois que des intellectuels invitent à se souvenir de l'esprit de la Résistance et à prendre la mesure du travail de démolition survenu. Déjà, le 15 mars 2004, à l'occasion du soixantième anniversaire de ce programme du CNR, des résistants connus (Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice Voutey) avaient lancé un appel (on peut le consulter ici et visionner par ailleurs la vidéo ci-contre qui en présente quelques extraits) pour appeler au souvenir et au sursaut.

Mais, ensuite, c'est Nicolas Sarkozy qui a servi de nouveau catalyseur. Sa visite à des fins de propagande électorale le 4 mai 2007, alors qu'il était candidat à l'élection présidentielle, au massif des Glières, où furent massacrés, en mars 1944, 149 maquisards, avait créé une vive émotion parmi de nombreux résistants.

Et l'émotion s'est accrue quand, une fois élu, le chef de l'Etat est retourné sur les mêmes lieux – en riant même un jour, comme l'a montré le documentaire Walter, retour en résistance de Gilles Perret et Fabrice Ferrari , alors qu'il avait déjà engagé des réformes s'inscrivant dans le lent et spectaculaire détricotage du programme du CNR. C'est donc en réaction à “l'homme qui rit dans les cimetières” qu'est née, en décembre 2008, sous le parrainage de Stéphane Hessel, une association «Citoyens résistants d'hier et d'aujourd'hui», association à l'origine de ce livre.

Un instructif travail de va-et-vient

La première utilité de l'ouvrage coule de source: c'est un rappel précieux d'une page décisive de l'histoire politique française, qui a façonné le modèle économique et social français de tout l'après-guerre, jusqu'à aujourd'hui.

Qui sait ainsi pourquoi ce programme du CNR portait ce titre Les Jours heureux, que l'ouvrage a repris? Parce que l'un des mouvements de résistance du CNR, Libération-Sud, avait édité la version la plus célèbre du programme en mai 1944, la faisant tirer à 200.000 exemplaires par une imprimerie de Toulon, avec en page de garde ce titre Les Jours heureux par le CNR. L'initiative en revenait à l'un des responsables de Libération-Sud, Jules Meurillon, alias Julien, impressionné par un film réalisé en 1941 portant le même titre.

Et qui se souvient surtout du programme du CNR – que l'on peut relire ici? Pourtant, celui qui lit dans le détail les mesures d'urgence préconisées par le CNR, constatera qu'après avoir été mises en œuvre à la Libération, chacune d'entre elles a été depuis malmenée, égratignée ou annulée. Le livre invite à ce va-et-vient: il présente d'abord une à une toutes les réformes voulues unanimement par tous les mouvements de résistance pour construire cette «véritable démocratie économique et sociale» que l'affairisme de l'entre-deux-guerres a malmenée et que Vichy et l'occupant nazi ont mise à mort; et il analyse ensuite, point par point, le travail de démolition engagé et que Nicolas Sarkozy «accélère

Tout est passé en revue, minutieusement. La volonté hier d'assurer «la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l'égard de l'Etat, des puissances d'argent et des influences étrangères»; et son asservissement aujourd'hui à ces mêmes puissances d'argent, amies du chef de l'Etat – on pourra revisionner à ce sujet l'entretien vidéo que le grand résistant Stéphane Hessel avait accordé à Mediapart, lors de la création de notre journal.

La volonté hier de créer «un plan complet de sécurité sociale»; et la remise en cause progressive depuis la fin des années 1980 de cette grande conquête de la Libération qu'a été la Sécurité sociale.

La volonté hier de garantir «la sécurité de l'emploi, la réglementation des conditions d'embauchage et de licenciement» ; et la remise en cause récente du droit du licenciement et plus largement du droit du travail.

La volonté hier d'œuvrer au «retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d'énergies, des richesses du sous-sol, des compagnies d'assurance et des grandes banques», et la valse des privatisations d'aujourd'hui, souvent teintées d'affairisme, sans parler des banques qui jouent désormais souvent contre les Etats, même quand ceux-ci leur sont venus en aide.

*

Un débat dont la gauche ne peut faire l'économie

A l'enthousiasme des résistants, qui, toutes tendances confondues, veulent construire un monde nouveau, solidaire – le monde qui sera celui des Trente Glorieuses et du modèle rhénan – répond celui, très inégalitaire, individualiste, non solidaire, du capitalisme anglo-saxon auquel la France s'est progressivement convertie. Et cette conversion n'est pas honteuse ou déguisée. Elle est le plus souvent assumée, sinon claironnée. C'est ce que soulignent les auteurs du livre, en plaçant en exergue cette citation de Denis Kessler, ancien vice-président du Medef, extraite d'une tribune publiée le 4 octobre 2007 dans le magazine Challenges : «Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance [...] Le gouvernement s'y emploie.»

Ce constat que fait ce livre n'est certes pas nouveau. Dans L'Esprit de Philadelphie, que Mediapart a chroniqué , le professeur de droit Alain Supiot s'applique à démontrer que tout le pacte social issu de l'après-guerre, dessiné lors du sommet de Philadelphie, le 10 mai 1944, a progressivement été jeté aux oubliettes.

16 Mars 2010 Par Laurent Mauduit in Mediapart


Ce nouveau livre collectif sur le programme du CNR n'est certes pas sans défaut. Il est quelques chapitres que l'on aurait sans doute aimé plus charpentés ou plus fournis: celui sur l'asservissement de la presse par exemple. Autre regret: pour la clarté du débat public, sans doute aurait-il été utile de dresser un bilan plus précis des responsabilités respectives des différentes sensibilités de la droite dans le travail de démolition à l'œuvre depuis le milieu des années 1980; et de la responsabilité de la gauche. Car même si Nicolas Sarkozy, le champion de la «rupture», est le premier visé par ce travail, il y a bien d'autres coupables.

Pour ne parler que de la période récente, la très choquante inversion de la hiérarchie des normes sociales, promue par Jean-Pierre Raffarin, ou les réformes du droit du travail voulues par Dominique de Villepin ont très fortement contribué aussi à déliter ce pacte social, qui est au cœur du programme du CNR.

Sans doute les politiques économiques et sociales conduites par les socialistes auraient-elles mérité aussi un chapitre à part, tant elles se sont écartées de l'esprit des «Jours heureux». Car, pour refonder une doctrine, la gauche ne pourra pas faire l'économie de ce débat, qui la traverse aussi.

Mais à ces détails près, le livre tient ses promesses. Parce qu'il invite d'abord à prendre conscience des renoncements auxquels la France a consenti, et des dégâts sociaux qu'ils ont occasionnés. Parce qu'il invite ensuite à renouer avec l'esprit de résistance. Parce qu'enfin, il pousse à penser l'avenir: comment renouer avec les jours heureux?

1 commentaire:

Unknown a dit…

C'est effectivement un livre précieux politiquement, bien découpé et facile à lire.

L'association citée (Citoyens résistants d'hier et d'Aujourd'hui) publie depuis peu un site, avec la perspective d'un nouveau rassemblement le 16 mai 2010 aux Glières.
Voir :
http://www.citoyens.fr

Cordialement.
Robert